Un rêve qui a l'air plus réel que la réalité

Caractère

Normale... et différente.

C'est ce qu'on dit d'elle. Elle est normale parce qu'elle est de taille normale, quoiqu'un peu grande pour une femme, qu'elle a un visage normal, elle agit normalement avec quiconque. Et pourtant, elle est tellement différente de toutes les jeunes filles de son âge, mais personne ne pourrait arriver à mettre le doigt dessus facilement. Oui, tiens, c'est vrai, ça ? Pourquoi est-elle différente ? Elle est belle et douce, polie, aimable, mais il y a un petit quelque chose qui fait que personne n'arrive à la cerner véritablement. Elle a l'air détachée, rien ne semble pouvoir l'ancrer véritablement dans ce qu'elle accomplit, ou ce qu'on lui dit. Oui, bien sûr, elle reste gentille, docile, mais... il manque quelque chose de crucial, fondamental, presque viscéral. Elle ne se met jamais en colère et ne semble animée d'aucune passion.

La raison en est simple : elle n'est pas véritablement là. Les gens qui l'entourent deviennent, pour elle, rapidement là "pour de faux", ce ne sont pas de vrais gens. Sa vie, elle est dans sa tête, dans ses histoires qu'elle se raconte à longueur de temps. Cet homme à peine rencontré dans la rue devient son amant pour la nuit et la voilà qui rougit parce qu'il l'a regardé. Cette vieille femme qui vend des fleurs est en réalité une sorcière maléfique qui porte trop de colère en elle. Cet oiseau tout là-haut n'en est pas un, parce que c'est un pégase envoyé des dieux. Dans sa vie, elle ne fait rien, n'accomplit rien. Dans sa tête, elle fait absolument tout ce qui lui plaît.

Il suffirait qu'un jour, un instant seulement, elle se mette à extérioriser toute cette créativité en elle, que ce soit par le biais de l'écriture, du dessin, ou de quoi que ce soit d'autre, et elle deviendrait assurément une grande artiste.

Le destin en a décidé autrement.

"Si tu te laisses faire, ça sera moins douloureux."

Mots doucereux posés au creux de son oreille. Rose sait qu'il a raison, elle le sait parfaitement, mais elle ne peut pas se résoudre à écarter les jambes pour autant. L'homme inspire et soupire de découragement. Il se penche sur elle et lui caresse la joue avant de quitter la chambre. Elle est rassurée, ce ne sera pas ce soir non plus que cela va se produire. Elle aimerait pleurer, crier de rage, se rebeller, mais rien ne vient, absolument rien ne vient.

Voilà.

Vous connaissez l'histoire de la Belle et la Bête ? C'était son histoire préférée quand elle était petite. Le livre, elle l'a trouvé niais et incomplet, n'en déplaise aux puristes du genre. En revanche, elle a adoré l'adaptation Disney, elle l'a toujours adoré. Les musiques sont parmi ses préférées, les personnages, Belle qui voulait "vivre une autre vie". Qu'est-ce qu'elle n'aurait pas donné pour pouvoir chanter cette phrase, librement, dans un champ de pissenlits, elle aussi ? Elle aime l'idée qu'une femme puisse être différente simplement parce qu'elle aime lire. Elle aime l'idée d'une bête monstrueuse à l'extérieur dont elle pourrait dompter le mauvais caractère avec des mots.

Et aujourd'hui, elle vit cette histoire, pleinement.

Cette bête n'en est pas une. Une bête a de grandes dents, des oreilles pointues, des cornes et des griffes. Son geôlier est un homme, assez charismatique au demeurant, et intelligent, très intelligent. Pour peu, elle se laisserait presque conquérir... Mais il ne souhaite pas son amour, il souhaite autre chose qu'elle ne lui a pas cédé encore. S'il avait été plus fin, il l'aurait eue dès le premier soir. S'il avait été une bête faite de poils et de crocs, elle serait tombée sous son charme au premier regard.

Ce n'est pas une bête, c'est un monstre.

Au troisième jour, il ne lui a plus laissé le choix. Il n'a pas été violent, loin de là, à dire vrai, il ne l'a même pas réellement forcée. Il a juste exigé qu'elle se couche, nue, et qu'elle ne bouge plus.

Elle ferme les yeux, essaie de penser à la Bête, mais ce subterfuge ne fonctionne pas ici. Alors, elle pense qu'elle étrangle ce monstre, qu'elle lui tranche la gorge, qu'elle se met à rire alors qu'il se vide de son sang... tandis qu'elle est en train de tacher les draps du sien, et son oreiller de quelques larmes rapidement séchées. Il n'a même pas l'air d'apprécier cela particulièrement...

Il revient, tous les soirs. Parfois, il est doux et aimable. Parfois, il est plus pressant de finir sa besogne. Rose se rend compte avec horreur que son corps se prépare à présent. Dès qu'elle entend des pas dans l'escalier, dès que la porte de sa chambre s'ouvre, d'elle qu'elle le voit poser les yeux sur elle. Son propre corps l'a trahi.

Au bout de deux semaines, quelque chose change dans la jeune femme. Elle pleure, fréquemment, alors qu'elle ne le faisait jamais jusqu'alors. Ses émotions qui étaient tranquillement enfouies à l'intérieur d'elle-même semblent vouloir sortir en force, avec ou sans son consentement. Un matin, elle se rend compte que ce mystérieux geôlier ne connaît même pas son nom, et qu'elle ne connaît pas le sien... Tout son dîner est rapidement expulsé de son corps, à cette simple constatation. Cela ne peut plus durer, il faut qu'elle sorte de là !

Elle prépare une arme improvisée qu'elle cache sous son oreiller et attend... attend... Plusieurs heures passent qui se transforment en jours. Elle entend le grincement presque rassurant de la bâtisse, mais il ne semble plus y avoir de monstre dans les parages. Elle regarde les murs qui ne s'ouvriront pas pour elle et passe de pièces en pièces jusqu'à arriver près d'une fenêtre où une vie libre l'attend. Elle pleure à nouveau tant et si bien qu'elle se met à se fondre dans ses larmes qu'elle ne retient plus.

Quand elle arrive enfin à calmer ses hoquets et à ouvrir les yeux, Rose se retrouve à l'extérieur du château. Elle s'étrangle presque sur cette constatation et regarde son corps qui paraît s'être simplement matérialisé. Pour la première fois de toute sa vie, Rose se met à crier, un cri d'effroi, un cri de joie, un cri de rage... Toutes ces émotions mêlées enfin libres. Après quelques instants, elle s'enfonce dans la forêt, confiante.

Rose ne croit désormais plus aux contes de fées.
...Par contre, elle croit aux monstres.